Le terme aide à mourir (AàM) est utilisé dans ce document pour couvrir les pratiques qu’on nomme généralement « suicide assisté » et « euthanasie ».
Le Conseil économique, social et environnemental (CESE), dans son avis de mai 2023, préconise « l’aide active à mourir » pour « les personnes atteintes de maladies graves et incurables, en état de souffrance physique ou psychique insupportable et inapaisable ».[1]
Ceux qui s’opposent à l’AàM invoquent de nombreux d’arguments qui obscurcissent la discussion et jouent sur la peur. Ce texte a pour but de dévoiler les principaux raisonnements, facilement contestables, qui les étayent.
Les dérives
La plupart des opposants à l’AàM affirment que si on l’autorisait, cela entraînerait beaucoup de dérives.
On peut facilement retourner contre eux, chiffres sur l’euthanasie à l’appui, le mode de raisonnement selon lequel il faut l’interdire à cause de risques de dérives. Ainsi, en France, où l’euthanasie est interdite, une étude de l’INED de 2015 portant sur un échantillon de près de 5 000 décès, révèle que 0,8 % d’entre eux sont survenus suite à l’administration d’un médicament létal et que, pour 75 % de ces cas, il avait été administré sans que le patient en ait formulé la demande.[2] Si on extrapole ce chiffre à tous les décès enregistrés en France en 2022 (673 637), cela implique que 5 390 personnes auraient reçu cette année-là un médicament létal dont 4 040 sans l’avoir demandé.
Ces statistiques, et des témoignages de médecins, montrent que l’interdiction de l’euthanasie va de pair avec des dérives, c’est-à-dire des pratiques létales avérées en contradiction ouverte avec la loi et en dépit des sanctions applicables. Si l’on suit la logique des anti-euthanasistes pour justifier une interdiction du fait de dérives , alors il faudrait interdire l’interdiction …et donc, légaliser l’euthanasie ! Démonstration par l’absurde qui dévoile une des faiblesses de ce mode d’argumentation.
Les euthanasies clandestines en France, notamment celles faites sans la demande explicite du patient, nous amène à soutenir qu’une loi encadrant la pratique fournirait une meilleure protection. Ce constat rejoint le propos de François Blot, réanimateur français et directeur du Comité d’éthique Gustave Roussy, qui écrit : « Plutôt que des fonctionnements tacites amenant à la transgression, il est plus que raisonnable de penser que la loi bornerait avec davantage de sécurité et de transparence les domaines du possible et de l’interdit. » .[3]
Force est de constater que le mode de raisonnement selon lequel il faut interdire à cause de de dérives aurait pour conséquence d’interdire énormément de pratiques et organisations légitimes. Prenons trois exemples.
Premier exemple : le mariage est une forme de contrat, régie par la loi, où les deux parties s’engagent à prendre soin l’une de l’autre. Pourtant il est associé à des dérives tragiques. On sait qu’en France, une femme meurt tous les trois jours sous la violence de son conjoint ou ex-conjoint. Le mode de raisonnement en question conduirait à interdire le mariage à cause de ces dérives.
Deuxième exemple : beaucoup de dérives ont récemment fait scandale pour mauvais traitement de patients en Ehpad. Le mode de raisonnement contesté conduirait à interdire les Ehpad.
Troisième exemple, de nombreux cas de pédocriminalité ont été révélés au sein de l’église. Le mode de raisonnement contesté conduirait à interdire toute proximité entre les prêtres et les enfants.
Ces exemples montrent qu’il n’est pas logique de prendre les dérives ou le risque de dérives comme raison d’interdire une pratique.
Au demeurant, présumer d’office un lien de cause à effet entre autorisation et dérives revient à affirmer qu’exercer un droit et en abuser seraient indissociables. Il est absurde de prétendre que les violences conjugales et la plupart des féminicides sont causées par l’existence même de l’institution du mariage, les cas de pédocriminalité avérés au sein d’institutions religieuses, ou encore les mauvais traitements infligés aux résidents des Ehpad sont causés par l’existence même de ces établissements. Dans le cas d’une loi autorisant l’euthanasie, si certaines conditions de la loi n’étaient pas respectées, il serait illogique d’affirmer que ces dérives sont causées par l’existence de la loi.
Le sous-entendu moralisateur de l’aspect inacceptable des dérives évoquées joue souvent de cet amalgame afin de faire barrage à l’extension du champ des libertés publiques et des droits fondamentaux du citoyen.
La réponse appropriée aux dérives n’est donc pas d’interdire la pratique en question, mais de mettre en place une législation qui protège contre les dérives et de faire en sorte que la législation soit appliquée de façon efficace.
Une pente glissante
De nombreux opposants évoquent une pente glissante qui verrait l’AàM s’étendre inéluctablement à de plus en plus de catégories et de cas.
Les opposants essaient de faire peur en évoquant des scénarios généralement irrationnels et infondés. Lors du débat sur l’autorisation de l’avortement, certains avaient prétendu qu’à terme les avortements en fin de grossesse et même les infanticides seraient permis, mais cela ne s’est jamais produit depuis que IVG a été dépénalisée en France en 1975.
Le préjugé des opposants est que toute extension de l’AàM est forcément mauvaise. Ils citent régulièrement la Belgique, pour brandir le spectre de l’élargissement aux mineurs en 2014 à l’accès à l’euthanasie, sans bien sûr prendre la peine de préciser les modalités très rigoureuses de cette extension. Non seulement le mineur doit être atteint d’une maladie incurable dont l’issue est prévisible à brève échéance, mais il doit également subir des souffrances atroces non-apaisables. La loi belge a donc acté que prolonger de telles vies relevait de la cruauté inutile puisque les malades visés n’ont aucun avenir possible. Il est utile de relever qu’en l’espace de 10 ans, il n’y a eu en Belgique que 4 euthanasies accordées à des mineurs à leur demande ainsi qu’à celle de leurs parents qui étaient à la torture de voir souffrir leurs enfants inutilement.
Enfin, n’oublions pas que dans tout pays démocratique, toute extension doit obtenir l’accord les parlementaires et sénateurs à la suite de débats contradictoires. Rien n’est donc inéluctable.
Vulnérabilités
Certains s’opposent à l’AàM en alléguant la vulnérabilité.
L’Avis du CESE de mai 2023, dans le contexte général d’accompagnement de la fin de vie prend soin de lister avec précision les catégories de personnes qui sont à considérer comme « potentiellement vulnérables » : « […] personnes en EHPAD, personnes en situation de grande pauvreté, personnes en situation de handicap, personnes protégées, mineurs, personnes dont la capacité de discernement ou le consentement sont altérés ou abolis – maladies dégénératives, maladies psychiatriques […]. » ; et liste d’autres causes de vulnérabilité : « isolement, pauvreté, précarité, santé dégradée […] » .[4]
L’erreur de raisonnement de ceux qui affirment que toute demande d’AàM formulée par une personne potentiellement vulnérable devrait être refusée est de supposer que toutes ces personnes doivent être protégées contre elles-mêmes. Or, ne pas faire de distinction entre « potentiellement vulnérable » et « réellement vulnérable » est dangereux car cela remet en question le discernement de ces personnes et pourrait provoquer une mise sous curatelle ou tutelle de l’ensemble des personnes listées par le CESE, à savoir plusieurs millions de personnes !
Il faut une approche cohérente : si on considère qu’une personne est capable de prendre des décisions concernant ses finances, son patrimoine et son testament, et même de choisir pour qui voter lors d’élections, comment ne pas la considérer capable de décider ce qui est bon pour elle-même quand il s’agit de sa fin de vie.
Quand il s’agit de s’assurer du discernement et de l’autonomie de décision des personnes demandant une AàM, pourquoi faudrait-il aller au-delà des critères existants pour la mise sous protection juridique ? Certes, on ne peut pas exclure qu’une personne potentiellement vulnérable qui demande une AàM ait été exposée à une pression de la société ou de son entourage. Mais dans ce cas, le fait-elle pour autant contre son gré ? Et comment prouver que la pression extérieure est la cause déterminante de sa demande, a fortiori si ce sont des tiers qui le prétendent ? Il est donc important, sur une question si intime, de toujours accorder une présomption de confiance au principal intéressé, c’est-à-dire l’auteur de la demande, s’il affirme dans un contexte neutre (ex. chez son médecin) prendre sa décision en raison de considérations strictement personnelles liées à ses propres souffrances insupportables et inapaisables et non pas à cause d’une pression extérieure.
Rappelons enfin, pour relativiser ce qui précède, qu’aller à l’encontre de la volonté innée de vivre requiert une motivation très forte, hors du commun. C’est d’ailleurs pour cela que dans les Etats où l’AàM est permise, elle ne concerne qu’une faible proportion des décès : 3,1 % en Belgique et 7,3% au Québec (chiffres 2023). On peut considérer ces pourcentages faibles étant donné que la quasi-totalité des décès sont liées à des maladies qui engendrent dans l’ensemble énormément de souffrances.
Les opposants à l’AàM donnent l’impression qu’en règle général les proches veulent se débarrasser de leurs ainés, alors que dans la réalité la norme est qu’ils s’y dévouent. En France, 9,3 millions de personnes déclarent apporter une aide régulière à un proche en situation de handicap ou de perte d’autonomie, et parmi eux, 5,7 millions sont au chevet des malades ou d’handicapés tous les jours.[5] L’immense majorité sont des membres de la famille qui se sont transformés en proches aidants grâce aux liens étroits d‘affection qui les lient aux malades. Ils seraient blessés et se sentiraient insultés si on les accusait de vouloir pousser leurs proches à mettre fin à leur vie.
De toute manière, pour des raisons de respect et de justice, il convient d’écouter attentivement la personne qui demande une AàM et de faire confiance à sa parole (sauf s’il a été clairement établi qu’elle a perdu son discernement).
Cas particuliers
De nombreux opposants à l’AàM citent à l’envi des cas de personnes qui avaient exprimé le souhait d’être aidées à mourir et qui par la suite ont changé d’avis parce qu’elles avaient été accompagnées et soignées. Ils citent aussi des cas d’ambivalence, où les patients changent d’avis, affirmant à certains moments vouloir mourir et à d’autres continuer à vivre. Ils s’appuient sur de tels témoignages pour affirmer qu’on aurait tort d’autoriser une AàM.
Cette façon de généraliser à partir d’exemples concrets mais isolés n’est pas valable parce qu’elle fait abstraction de tous les cas où les personnes expriment leur volonté de mourir avec détermination et constance et engagent beaucoup d’efforts pour y parvenir, que ce soit en suivant les démarches pour accéder à une AàM à l’étranger, ou bien en trouvant les moyens pour se suicider.
Il y a une asymétrie importante entre les deux catégories de situation évoquées ci-dessus car la première est utilisée pour défendre le maintien d’une interdiction s’imposant à tout le monde, tandis que la seconde aspire à créer la possibilité d’exercer un choix sans l’imposer à qui que ce soit.
Néanmoins, le premier ensemble a une certaine utilité, celle d’indiquer des précautions à prendre lors d’une autorisation de l’AàM, notamment, de mettre en place une procédure qui comporte une vérification que les demandes d’AàM soient constantes dans le temps (avec un délai raisonnable en fonction du cas), et la proposition d’alternatives à l’AàM, telles que les soins palliatifs (sans pour autant les imposer car le droit de refuser un traitement est acquis).
Les moyens techniques pour combattre les souffrances.
Beaucoup de soignants soutiennent que les moyens techniques existent pour soulager toutes les souffrances. Ce n’est malheureusement pas vrai.
Prenons, par exemple, le cas d’Alain Cocq : arrivé à un stade de progression de sa maladie génétique où les médecins n’arrivaient plus à soulager ses douleurs atroces – morphine, opiacés, cortisones, etc., rien n’y faisait –, il a demandé, en vain, au président de la République une dérogation à la loi en vue d’une euthanasie. Ses souffrances réfractaires, insupportables, l’ont conduit à faire les démarches afin de bénéficier d’un suicide assisté en Suisse, ce qui lui a été accordé en juin 2021.
Les souffrances désespérantes ne sont pas seulement physiques. Une des maladies les plus redoutables est celle de Charcot (SLA). Elle apparaît généralement entre 50 et 70 ans avec une espérance de vie de 3 à 5 ans en moyenne à partir du moment où la maladie est déclarée. Tous les muscles du corps perdent progressivement leurs forces ce qui entraîne une perte d’autonomie totale. Même la respiration devient de plus en plus difficile, avec un sentiment d’étouffement. Essayez d’imaginer l’angoisse de voir son autonomie s’amenuiser inexorablement et de savoir qu’à terme le risque est d’étouffer (ou d’être mis sous respiration artificielle en attendant que les autres muscles lâchent). Il ne s’agit pas de souffrances guérissables. Un cas très connu en France est celui d’Anne Bert, qui a écrit un livre Le Tout Dernier Eté, et qui a fait le choix de l’euthanasie en Belgique.
Beaucoup de soignants soutiennent néanmoins que les demandes d’AàM disparaissent quand les patients sont pris en charge, ce que contredisent formellement les statistiques. Si l’on prend l’exemple de la Belgique, où les soins palliatifs sont plus développés qu’en France, on constate en effet que les demandes d’euthanasie persistent. Une étude a révélé qu’en Flandres environ 70% des personnes qui ont choisi l’euthanasie ont bénéficié de soins palliatifs.[6] Les soins palliatifs n’ont donc pas pu remédier aux souffrances des personnes concernées puisqu’elles ont malgré tout choisi in fine de demander l’euthanasie. Et, une étude récente menée en Bourgogne-Franche-Comté, réalisée par des médecins réputés, indique que la moitié des patients ayant demandé une AàM ont réitéré leur volonté avec détermination. La même étude révèle aussi que ceux qui n’ont pas renouvelé leur demande n’ont dans l’ensemble pas été sollicités pour le faire, ce qui confirme la difficulté institutionnelle d’établir un dialogue suivi et constructif sur ce sujet entre patients et soignants.[7]
La motivation qui préside à la réitération des demandes d’AàM traduit l’intensité du désespoir des patients face à leur situation, leurs difficultés à endurer la souffrance, qu’elle soit physique, psychologique, sociale et/ou existentielle. Presque tous ont déclaré avoir des difficultés à gérer leur perte d’autonomie.[8]
Des organisations sérieuses (l’Académie nationale de médecine, Comité consultatif national d’éthique, CESE, Commission parlementaire sur l’évaluation de la loi Claeys-Leonetti, France Assoc Santé) reconnaissent l’existence des souffrances réfractaires. Nier leur existence relève donc manifestement de l’obstination déraisonnable.
L’opposition du corps médical à l’AàM.
Les opposants invoquent souvent l’appui présumé des professionnels de santé qui seraient majoritairement défavorables à l’AàM ce qui est loin d’être établi.[9] Mais si tel était le cas, pour quelle raison leur avis devrait-il primer sur celui des citoyens ? Dans toute démocratie l’opinion des électeurs, ou des élus qui les représentent (les parlementaires), prime sur tous les sous-groupes, même quand ils sont constitués de spécialistes.
Or, depuis 20 ans selon les sondages , plus de 80 % des français, soit une écrasante majorité est en faveur de l’euthanasie et du suicide assisté[10]. M. Frédéric DABI, directeur général adjoint de l’IFOP affirme qu’il n’a « jamais vu un enjeu avec un fossé aussi grand entre ce que souhaitent les Français et ce que propose actuellement la législation française », et que « les sondages sont convergents quelle que soit la méthodologie, quantitative, qualitative, quelle que soit la manière dont les questions sont posées », que « quelle que soit la sympathie partisane, les français souhaitent clairement que ça bouge », que « cette attente est d’autant plus forte qu’elle est massive » .[11]
Le 8 avril 2021 80% des députés présents à l’Assemblée nationale (240 sur 301) ont voté en faveur de la première clause de la proposition de loi d’Olivier Falorni qui préconise « une assistance médicalisée permettant, par une aide active, une mort rapide et sans douleur ». Les autres clauses n’ont pas pu être débattue à cause de la limité de temps dans la fenêtre parlementaire.
Deux ans plus tard, en avril 2023, à l’issue des travaux de la Convention citoyenne sur la fin de vie, après avoir écouté des spécialistes d’horizons divers exposer leurs arguments tant pour que contre, 76% des 184 participants ont voté en faveur de l’aide active à mourir, 68% en faveur d’une combinaison du suicide assisté et de l’euthanasie, et très peu pour le suicide assisté seul ou l’euthanasie seule .[12]
Ainsi, l’opinion publique, les parlementaires et la Convention citoyenne sur la fin de vie sont en phase et se sont prononcés massivement en faveur de l’AàM.
Dans ce contexte, les réticences exprimées au sein du corps médical ne parviendront pas à renverser la tendance mais elles devraient être prises en compte à travers une clause de conscience qui permettra aux praticiens de refuser de pratiquer l’AàM, comme c’est d’ailleurs le cas pour l’IVG.
Que des médecins et soignants soient opposé par principe et profondément choqués par l’AàM n’est pas une raison pour l’interdire. Les menaces de démission prononcées ne sont pas crédibles si on ne les oblige à rien. Les soignants très opposés au vaccin contre le Covid, n’auraient certainement pas démissionné s’il n’y avait pas eu d’obligation vaccinale.
Pour que l’AàM puisse s’exercer en France, il suffira qu’il y ait un nombre suffisant de médecins qui acceptent de la pratiquer, et vu le nombre de médecins qui s’expriment en sa faveur, il y en aura, comme en Belgique, suffisamment à n’en pas douter.
Dans notre démocratie, la voix des électeurs, à travers leurs parlementaires, doit l’emporter en toutes circonstances sur celle des médecins.
Dignité de la vie humaine
La plupart des opposants à l’AàM, particulièrement ceux du milieu médical, adhèrent à une conception sacralisée de la dignité de la vie humaine qui interdit de façon absolue qu’on puisse y porter atteinte. Ce qui implique qu’il est irrecevable de provoquer la mort d’un patient délibérément quelles que soient les circonstances. Tel est le point de vue inscrit dans le serment d’Hippocrate, dans sa version formulée par l’Ordre des médecins en France.
Il est important de savoir que, dans les pays ayant dépénalisé l’AàM, l’Ordre des médecins, ou son équivalent, n’adhère pas à l’interprétation très restrictive de la dignité adoptée par l’Ordre des médecins en France. Et surtout, la Cour européenne des Droits de l’Homme juge l’euthanasie conforme à la Convention européenne des Droits de l’Homme, tant qu’elle est accompagnée de contrôles permettant de lutter efficacement contre les abus.
En France, il est flagrant que la vaste majorité des citoyens n’a pas la même conception de la dignité que celle soutenue par l’Ordre des médecins français parce qu’elle souhaite pouvoir accéder à l’euthanasie et au suicide assisté, au cas où ceux-là auraient besoin d’y recourir un jour.
Les citoyens se réfèrent à une autre conception de la dignité, directement liée à l’état physique et mental des individus. Le sentiment de mener une vie indigne naît souvent de la souffrance physique et de l’entière dépendance aux autres pour effectuer les choses les plus basiques de la vie, comme se laver, faire ses besoins, etc., ce qui peut engendrer un profond sentiment de frustration et de honte. La perte de dignité est également liée à une perte d’autonomie de la personne, la perte de toute possibilité de faire les choses qui donnaient un sens à sa vie, c’est-à-dire l’impossibilité de faire les choses qui l’intéressaient et la passionnaient. Cette perte est souvent la cause d’une immense souffrance psychique.
C’est cette perte de la dignité physique et psychique qui motive principalement les citoyens dans leur désir de pouvoir accéder à l’euthanasie et au suicide assisté. Malgré cela, tout en reconnaissant la réalité de cette approche physique et psychique de la dignité, une partie des acteurs du milieu médical persiste à s’opposer à ce qu’elle puisse devenir une raison valable pour pratiquer de l’aide active à mourir.
Valeurs/conceptions de la vie
Dans l’argumentaire des opposants à l’AàM, les convictions tirées de croyances et/ou de valeurs transmises par les religions reviennent régulièrement au travers d’assertions telles que « en toutes circonstances la vie mérite d’être vécue », « il n’y a que Dieu qui puisse prendre une vie », ou encore que « la souffrance en fin de vie est une épreuve ultime d’humilité »,…
Les auteurs de tels propos agissent comme si leurs croyances et valeurs étaient universelles et devaient naturellement s’imposer à tous. Si elles leur sont propres et n’appellent en tant que telle aucune critique puisque qu’elles relèvent de notre liberté de pensée à tous, il est tout aussi légitime d’être convaincu que « dans certaines conditions la vie ne vaut plus la peine d’être vécue », que « mon corps m’appartient », que « personne n’a le droit de me forcer à endurer des souffrances que je juge insupportables »,….
Le regard que les individus portent sur la valeur de leur propre vie et la façon dont ils peuvent en disposer est loin d’être objective. Elle est très souvent dictée, au moins en partie, par le milieu social et/ou l’éducation et peut ensuite évoluer en fonction des aléas de la vie. Au regard de l’AàM, on trouve des penseurs de renommée dans chacun des deux camps et, comme en matière de religion, il n’est généralement pas possible de persuader les membres d’un camp que ceux de l’autre camp puissent avoir raison.
La solution la plus raisonnable pour notre pays démocratique et laïque, est de reconnaître la légitimité des deux points de vue, comme relevant de l’intime conviction et de garantir à chacun sa liberté de choix, dans le respect de la liberté des autres, comme c’est le cas en matière de convictions religieuses. La coexistence de différentes conceptions de la fin vie est donc possible tant qu’on n’impose pas une fin à ceux qui ne le souhaitent pas, ou qu’on n’impose pas de vivre à ceux qui veulent en finir avec leur vie.
Pour l’heure, la prohibition de l’AàM prive une partie de la population de la possibilité d’agir selon sa propre croyance et sa propre conception de la vie et de la mort. Légaliser ce droit ne privera personne de sa liberté : ceux qui sont en faveur du principe peuvent choisir de vivre ou de mourir en fonction de leur état et de l’évolution de leur ressenti, et ceux qui sont contre choisiront de vivre jusqu’au bout quelles que soient leurs souffrances.
Conclusion
Etant donné les failles des principaux arguments défavorables à l’AàM, il est grand temps de mettre en place une législation, avec une procédure qui protège contre les dérives. Tout l’enjeu pour la législation sera d’assurer que la procédure ne se révélerait pas si contraignante qu’elle empêchera ceux qui en ont vraiment besoin d’y accéder, c’est-à-dire toutes les personnes atteintes de maladies graves et incurables, en état de souffrance physique ou psychique insupportable et inapaisable.
[1] CESE Avis Fin de vie : Faire évoluer la loi ? Mai 2023 Préconisation 11, p47
[2]Etude INED, source : Jean-luc Romero-Michel Lettre ouverte à Brigitte Macron, éditions Michalon, 2018, pp.58 & 59
[3] François Blot « Soins palliatifs en fin de vie versus aide médicale à mourir : c’est toujours d’aider à mourir qu’il s’agit » Publié dans Terra Nova « 2022 La Grande Conversation »
[4] Convention citoyenne sur la fin de vie, Rapport final avril 2023, pages 33 & 35.
[5] Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) ; Etudes et résultats, février 2023, No 1255, P1
[7] « Évolution des demandes d’euthanasie ou de suicide assisté selon les professionnels de santé », ELSEVIER, 28 Septembre 2022.
[8] « Évolution des demandes d’euthanasie ou de suicide assisté selon les professionnels de santé », ELSEVIER, 28 Septembre 2022.
[9] En réalité, la position des professionnels de santé n’est pas claire parce qu’il n’y a pas de sondage national sur un grand échantillon couvrant le secteur public et privé, et les enquêtes partielles qui existent ne vont pas dans le même sens. D’une part, un sondage auprès de 1335 professionnels des établissements de soin palliatifs, réalisé par OpinionWay en septembre 2022, indique que 85% sont contre une mort intentionnellement provoquée. D’autre part, selon une enquête auprès de 2200 professionnels de la FEHAP, publiée en mars 2023, une majorité seraitfavorable à ce qu’une nouvelle loi instaure une aide active à mourir : 59% de l’ensemble des professionnels, 30% des médecins, 67% des soignants (57% parmi ceux exerçant en soins palliatifs). Et, d’après un sondage du Journal International de Médecine (JIM), publié en février 2024, une majorité de ses lecteurs se déclarent favorables à la légalisation de l’aide active à mourir : 63% de l’ensemble des professionnels de santé, 78% des infirmières, et 59% des médecins. Ces enquêtes indiquent qu’il y a une proportion importante des professionnels, peut-être même une majorité, qui soit en faveur.
[10] Sondages : IFOP juin 2023 « Le regard des Français sur la fin de vie et sur la convention citoyenne » ; Ifop février 2022 « Le regard des français sur la fin de vie » ; Ipsos Public Affairs mars 2019 « La situation des libertés publiques en France ; Ifop mars 2017 “Le regard des Français sur la fin de vie à l’approche de l’élection présidentielle” ; Ipsos en septembre 1998 pour La Marche du Siècle et Le Figaro.
[11] Source des citations de M. Frédéric DABI, directeur général adjoint IFOP : C’est dans l’air 01/01/2024 : https://twitter.com/i/status/1741928107357958629 ; C’est dans l’air 18/12/2023 : https://twitter.com/i/status/1736810226417119270 ; Audition de la Commission temporaire sur la fin de vie du CESE : https://www.admd.net/articles/medias/fin-de-vie-questions-m-frederic-dabi-directeur-general-adjoint-ifop.html
[12] Convention citoyenne sur la fin de vie, Rapport final avril 2023, pages 53 & 54.